Une histoire d’amitié cinéphile profonde s’est tissée entre Adilkhan Yerzhanov et L’Étrange Festival, qui avait fait découvrir en 2018 l’ensemble de sa filmographie alors frémissante en même temps que La Tendre indifférence du monde, film majeur du fait qu’il ait pu faire émerger aux yeux de tous le mélange, caractéristique du chef de file contemporain du cinéma kazakh, de froideur formelle éminemment picturale et d’un humour absurde et grinçant qui en fait une sorte d’épigone post-soviétique d’un Takeshi Kitano ayant infusé dans la philosophie camusienne (les mots « La tendre indifférence du monde » proviennent par ailleurs du roman L’Étranger).
Né en 1982 au cœur du système communiste, à Jezqazğan (ville kazakhe dont les alentours ont accueilli un camp de concentration soviétique), diplômé de l’Académie Nationale des Arts du Kazakhstan en 2009 et ayant poursuivi son cursus aux États-Unis, Adilkhan Yerzhanov a aussi bien vécu l’utopie totalitaire que l’ouverture sur le monde, lui permettant d’observer l’état contemporain de son pays, et plus généralement d’un monde où tout irait de guingois.
La petite ville imaginaire de Karatas, scène de théâtre expérimentale permettant la mise en scène d’un chaos placidement scruté, fait donc office de laboratoire, polarisant toutes les tares de la société post-soviétique de ce pays satellite d’une Russie encore omnipotente. De la corruption policière généralisée au danger de mafias locales sans scrupule (Yellow Cat, 2020, Goliath, 2022), du patriarcat endémique (Ulbolsyn, 2020, L’Éducation d’Ademoka, 2022) à la défaillance désespérante des pouvoirs publics quels qu’ils soient (Assaut, 2022), Karatas devient pour Yerzhanov le symptôme d’un Kazakhstan déliquescent, jeune nation en proie aux fluctuations politiques.
Si l’absurdité du système kazakh semblait assez risible pour teinter le drame et la violence d’un sourire en coin, la révolte populaire lourdement réprimée dans le pays en 2022 fit tendre le cinéma de Yerzhanov vers une sorte d’étonnant nihilisme (Steppenwolf, 2024, peut-être son meilleur film) annonciateur d’un cinéma encore plus libre et débridé, plus contestataire donc, au regard des films présentés cette année à L’Étrange Festival (Cadet, Moor et le début de sa série Kazakh Scary Tales). Ou un cinéma en perpétuelle évolution, indexé sur la marche absurde du monde, et qui n’en finit pas de nous surprendre... à l’image des films choisis pour sa Carte blanche.